"Kalysto ! viens t'entrainer", hurla Argéos du haut de la falaise
"Oh mais je m'entraine père ! Plus que vous ne le pensez !" répondit une voix en contrebas.
Avançant jusqu'au rebord de la falaise, Argéos observa discrètement la plage qui se trouvait au pied de celle-ci. Le géant passa une main dans sa barbe épaisse en contemplant son fils, courant sur la berge après quelques donzelles et les jettant à l'eau pour mieux les immobiliser.
Quel malheur d'avoir un fils si oisif. Beau et paresseux, comme sa mère, dont la rumeur voulait qu'elle soit une néréide et qui ne résidait pas en sa demeure, la trouvant trop petite à son goût par rapport à l'imensité des océans.
Oh, Kalysto était aussi athlète, mais de ceux qui ne se donne pas d'efforts, de ceux qui réussissent sans forcer et ne cherchent pas à se dépasser. Agile comme un daim, dans l'eau comme sur terre, il fuyait allégrement les mots "responsabilité", "civisme" et une bonne tripotée d'autres.
La faute à sa mère. La faute d'Argéos d'avoir réussi à l'attraper dans ses filets sans être capable de lui résister. Une faute qu'il faudrait bien réparer un jour.
Et c'est par un jour orageux, pendant que son fils se gavait de raisin en bonne compagnie, qu'Argeos pris sa barque pour aller trouver la mère de son unique fils. Ce qu'il fit ce soir là n'est connu que de lui, mais les conséquences de son acte se firent sentir sur Kalysto...
Rentrant épuisé de son périple pourtant court, l'impression d'avoir pris plusieurs années d'un coup le taraudant, Argéos rentre dans une demeure déserte, dont les flambeaux sont presque tous éteints par le vent de l'orage qui semble s'être mué en tempête. Tachant d'oublier ses actes, il vide une amphore de vin capiteux avant de ne sombrer dans un sommeil profond.
C'est une voix caverneuse qui le réveille, une voix mauvaise et rageuse, qui va s'y bien avec le bruit du tonnerre.
"Tu l'as tuééééé. Tu n'as pas supporté que je sois beau comme elleee! Elle était belle à tes yeux, et tu as tué sa beauté malgré tout !"
Sans vraiment comprendre, Argéos, trop saoul pour se relever, voit une silhouette difforme s'approcher de lui. L'obscurité ambiante l'empêche de voir son aggresseur, mais bientôt il sent une étreinte bien réelle autour de son cou.
"En la tuant, tu m'as oté ce qu'elle m'avait donné ! Regarde ! Regarde ce que tu m'as fait, à moi ton fils !"
Et tombant fort à propos, un éclair vient faire éclater la falaise, visible depuis la demeure, et dans l'éclat de lumière intense, Argéos, la bouche crispée en une grimace intense, contemple la face ravagée de son fils, le visage mangé d'écailles, les yeux dépourvus de pupilles comme les poissons, la peau visqueuse.
"Si tu ne peux plus souffrir de la voir, alors tu n'as plus à voir quoi que ce soit"
Et joignant le geste à la parole, Kalysto crève les yeux de son père. Non content de le voir ramper par terre, le sang coulant de ses orbites, le fils hideux, dans un élan de force qui ne lui est pas coutumier, soulève Argéos de terre et le traîne jusqu'au rebord de la falaise effondrée.
"Poséidon ! Dieux de toutes les mers ! Cet homme a tué une femme de ton peuple ! Cet homme a tué tout ce qu'elle avait mis en moi en m'enfantant ! Je te le donne Poséidon ! Je te l'offre en sacrifice ! Je t'implore au suprême dieu ! Rend moi ma beauté qui me vient de ton peuple !"
Mais si l'orage se calma après qu'Argéos se soit écrasé sur les rochers en contrebas, Kalysto n'en ressenti que du soulagement moral, et nullement physique. Voyageant désormais le visage masqué par une capuche, choix difficile dans la société grecque qui valorise la beauté physique, Kalysto continue de servir la cause de Poséidon, attendant d'obtenir sa grâce et de retrouver son apparence d'antan.
