Hipparcos est un centaure qui n’a jamais connu ses parents ni sa famille. Recueilli dès sa plus tendre enfance par une communauté de prêtres corinthiens qui l’avaient découvert étrangement emmailloté de varechs, au pied des rochers surplombant la mer Égée, il avait toujours enduré patiemment les murmures qui s’élevaient sur son passage (probablement à cause de ses drôles de pattes de poulain) ainsi que les regards de dégoût et de haine (à moins que ce ne fut des regards de peur ou de jalousie) qu’il ne manquait jamais d’éveiller chez les autres élèves du temple. Rapidement, tous semblaient s’être ligués contre Hipparcos et s’en donner à cœur joie sur cette brebis galeuse. Pourtant, ce qui le faisait vraiment souffrir, c’était son absence de famille. Le manque d’appartenance à un clan.
Chaque soir, à la faveur de la nuit, il se retirait silencieusement dans une clairière pour s’entraîner contre des troncs d’arbres, de vieilles souches, des rochers ou même le sable de la plage, non loin. Les nuits sans lune, il lui arrivait même de parcourir des kilomètres en galopant le long de la côte, dans les vagues du rivage. Hipparcos s’était aussi plongé assidûment dans l’apprentissage des lettres, puis des sciences naturelles. Rien ne lui plaisait autant que de passer des journées entières dans les rochers surplombant la mer, à potasser des ouvrages sur la médecine ou sur les récits légendaires de centaures illustres tels que Chiron ou Pholos, car il avait alors le sentiment de retrouver les siens. Il n’avait plus honte d’évoluer parmi ses congénères, quitte à prendre la tête des troupes pour lancer des attaques imaginaires contres des peuplades inconnues ou tout simplement pour calmer les ardeurs des centaures les plus violents qui s’emballaient. Ses élans de pacificateur n’en faisaient pas moins de lui un centaure à ne pas prendre à la légère. Malgré son jeune âge, ni ses talents d’archers ni son adresse au corps à corps n’étaient plus à démontrer.
Et puis, le jour de ses dix ans, alors qu’il avait décidé de s’installer dans la clairière à l’orée de la plage, il s’était assoupi sur son recueil de botanique et une psamide lui était apparu en songe. La nymphe avait émergé lentement du sable et s’était approchée de lui, sans un bruit, afin de mieux l’estimer. Son aura bienveillante l’avait alors tiré de sa torpeur et elle l’avait rassuré, d’une voix douce :
« N’ai pas peur Hipparcos ! Tes tourments cesseront bientôt. À force de persévérance, tu feras la lumière sur ton véritable héritage. La famille que tu cherches n’est pas forcément celle à laquelle tu penses en premier. Rien ne sert de se faire aimer des hommes. Ce sont des créatures viles et abjectes qui ne respectent rien d’autre que le profit et leur confort. Ils se plaisent à inventer des beaux sentiments, mais leur cœur est creux comme une conque vide. Zeus aurait mieux fait de reprendre une coupe d’ambroisie au lieu de demander aux Titans de créer les hommes ! »
Puis, avant de disparaître dans un tourbillon de sable, elle lui avait tendu une chaînette ornée d’une écaille qui brillait d’une couleur qu’il n’avait encore jamais vue. Hipparcos s’était alors réveillé en sursaut, serrant fermement dans son poing un long brin d’herbe sur lequel était juché un petit escargot des sables. Force était de constater que ce n’était qu’un rêve, mais ce rêve l’avait réconforté et Hipparcos débordait d’une énergie nouvelle.
Ce jour-là, de retour au sanctuaire, son assurance avait étonné tout le monde. Les choses allaient changer, mais personne n’aurait pu dire exactement quoi. Il s’était isolé dans la bibliothèque pour chercher tout ce qui aurait pu le mettre sur la bonne piste. Quelques heures avaient suffit à le convaincre qu’il perdait son temps et qu’il en apprendrait certainement davantage en quittant ce temple qui l’avait si faussement accueilli. En repassant une dernière fois par la plage, il eût alors le bonheur de découvrir, nichée au creux d’un tas de varechs, une chaînette ornée d’une écaille brillant de mille feux.
Était-ce le hasard ? Était-ce le destin ? Quoiqu’il en fût, alors qu’Hipparcos tournait le dos à la terre et scrutait les vagues à perte de vue, une chose lui parut claire comme de l’eau de roche : il voulait entrer au service du Dieu des Océans, non seulement pour lui prouver qu’il était digne de sa bienveillance en lui dévouant ses talents de centaure, mais aussi parce qu’il savait que les marinas de Poséidon seraient finalement le clan auquel il avait toujours secrètement voulu appartenir. Aussi regarda-t-il une dernière fois la côte de Corinthe avant de se mettre en route pour le Sanctuaire du cap Sounion…
